Découvrant l’autre jour un fer à cheval perdu, j’y remarquai la présence d’un biseau caractéristique : le « fil d’argent ». Suivons-le, à la rencontre de Jules Bebronne, un maréchal-ferrant quelque peu sorcier.
Une nouvelle ferrure. Le fil d’argent et la pince unique du fer antérieur, « tirée » du fer lorsque celui-ci est rouge.
Le « fil d’argent », biseau de la partie supérieure d’un fer-à-cheval, consiste en une opération optionnelle qui permettra à l’ongle du cheval ainsi ferré de ne pas déborder en repoussant. C’est, en fait, une manière de signature. Au même titre que les pinces « tirées », la branche demi-turque ou le relevé en bateau. Signature. Les forgerons ont toujours été un peu sorciers, dont les filiations remontent à la nuit des temps par de singuliers cheminements ne devant pas souvent grand-chose aux liens du sang. En l’occurrence, vu le lieu, je pensai : « Thirifayt – Bebronne – Noirfalize ». Car Yannick doit beaucoup à Jules, qui lui-même doit une bonne partie de son art à Félix. Félix Noirfalize.
Un nom qui ne vous dira rien, sans doute. Ni à beaucoup d’Ardennais qui, pourtant, possèdent encore un « Jalhay » dont ils se servent peu ou prou. Félix Noirfalize était jadis passé maître dans le forgeage de ce type de serpette – on dira un « firmin » ou « fiermin » – qui assura longtemps la renommée du village fagnard bien au-delà de son aire d’influence naturelle.
ITINÉRAIRE D’UNE LÉGENDE
C’est chez lui, puis à l’école de maréchalerie de Bruxelles et enfin chez Guillaume, à Vielsalm, que Jules Bebronne – né en Normandie un jour d’août 1927 – fit son apprentissage avant de devenir « le Sorcier » auquel on fera appel de tous les horizons d’Europe, pour les cas difficiles.
Notre première rencontre se produisit un matin où mars soufflait ses hâles sur Petit-Thier. Pol Guillaume venait de sortir (les légendes se recherchent) et quelques saillies flottaient encore dans l’air enfumé de la forge. Comme d’habitude, le duel avait fait l’une ou l’autre victime collatérale – messieurs bien en place, bigotes et autres « yaka » – sans pouvoir départager ses protagonistes passés maîtres dans l’art subtil de saper les piédestaux.
À septante-cinq ans (nous sommes en 2008), Jules était ce qu’il fut et reste : un homme debout, carré mais sans violence. Attachant. Et qui, passé quelques échanges scrutateurs, racontait comment, au gré du temps et des expériences, il avait fini par devenir une référence en matière de ferrure pour les chevaux de selle, dont le secret tient en trois mots : « patience, parole, et espace ». Les deux premiers pour comprendre le cheval, et lui faire oublier qu’on travaille sur son pied. Le dernier pour éviter les mauvais coups, tant il est vrai que seuls ceux qui « font du cheval » ignorent que : « Li mèyeu dè tchfås a touwé s’mèsse » (« Le meilleur des chevaux a tué son maître »).
LA MARQUE DU SORCIER
Techniquement ? « D’abord, une bonne parure. Un cheval mal paré sera toujours un cheval mal ferré. Pour ça comme pour le reste, il faut avoir un bon coup d’oeil et travailler avec précision, sinon, tu finis toujours par faire mal au cheval d’une manière ou d’une autre. Et je ne supporte pas qu’on fasse mal a un être vivant par bêtise, ou par négligence. C’est valable pour les maréchaux qui cochonnent leur travail, mais pas seulement : il y a pas mal de propriétaires qui te disent qu’ils aiment bien leur cheval et qui feraient mieux d’acheter une moto ! » Dont acte, et parfois utile à rappeler.
Quant à savoir ce qui rendait les ferrures du Sorcier reconnaissables entre toutes : « Je ferrais systématiquement avec la branche demi-turque, et un relevé en bateau, très prononcé. La demi-turque, plus étroite, plus haute, et en biais vers l’intérieur, fait que les chevaux ne se blessent jamais. Et l’avant du fer relevé, en forme de proue de bateau, facilite leur déplacement. Ça correspond un peu à la point d’une chaussure, qui est aussi un peu relevée, en plus d’être souple. »
« Pour fixer, j’employais trois sortes de clous [Jésus-Christ], avec des têtes carrées et des lames plus longues et plus fines, pour ne pas blesser. Il fallait repasser les étampures, mais ça prend à peine un peu plus de temps. Quand le fer est encore chaud, il n’y a pas de problème, et à mon avis c’est nécessaire ».
Durant l’été 1947, il fait très chaud. Trop. Jules pratique son art à Jalhay, où il va être acteur et témoin d’un moment charnière de la vie rurale : la fin des roues de charrettes traditionnelles.
Un cheval de trait dans un « travail » (un travâ en wallon), lors d’une démonstration de ferrage dans le cadre d’une fête rurale.
Sur les Hautes-Fagnes comme ailleurs, le soleil tape dur en cet été de 1947. À un point tel qu’il devient indispensable de resserrer les cerclages métalliques des roues de charrettes et autres fardiers. L’opération n’est pas exceptionnelle pour autant, elle est donc rondement menée.
Ce qui est exceptionnel, par contre, ce sont les écarts d’hygrométrie : « Quand la pluie est revenue, le bois a travaillé en sens inverse, et la plupart des roues ont fait [crameû]. Les moyeux se sont décentrés ».
Les circonstances, elles aussi, sont particulières. Car les terribles combats de l’hiver 44-45 ne sont pas loin : « Des roues toutes faites, qui ne risquaient pas de se déformer, il y en avait dans tous les coins. Il suffisait de se baisser. Tu comprends bien que les gens ne se sont pas privés de les utiliser… «
Un métier bien exigeant pour le dos. Si le cheval est sage, ça va.
Mieux : à l’usage, ces roues de tous calibres et leurs pneumatiques vont s’avérer moins destructeurs pour les pâtures et les chemins. À grand renfort d’ingéniosité, ils vont peu à peu être adaptés au charroi existant, détrônant définitivement les roues traditionnelles et leurs bandages métalliques. Celle que vous possédez peut-être, Pèlerin, a donc toutes les chances d’avoir été fabriquée antérieurement à 1947.
VOIES DISCORDANTES
Tiens, à propos de roues de charrettes : certains chemins ruraux présentent encore un relief particulier, marqué par de profonds sillons engendrés par le passage répété du charroi de jadis. Véritables rails en creux, ceux-ci témoignent de l’écartement entre les roues et constituent « li bâne ». La voie, en français.
Autres sorciers ruraux, les charrons n’ont pas tardé à s’entendre pour leur donner des dimensions à peu près standardisées sur de vastes aires géographiques. Logique. Mais pas toujours intéressant, là où la concurrence faisait rage pour s’approprier de juteux marchés.
D’ici peu, il ne restera plus que le cercle de fer qui serrait les pièces en bois de la jante.
Jules se souvient : « Traditionnellement, les paysans de Sart et de Jalhay conduisaient le bois aux boulangeries de Verviers et de Spa. Des occasions pareilles, il n’y en avait pas beaucoup : c’était la grosse bagarre d’un village à l’autre, pour empêcher le voisin de venir se servir chez soi. Alors ils ont utilisé des [bânes] différentes, à quelques centimètres près, de manière à ce que leurs ornières rendent les chemins impraticables pour les concurrents ».
Les charrons. De sacrés bonshommes aussi, ceux-la. Ainsi, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi toutes les boiseries étaient peintes en vert dans tel village, et en bleu dans celui d’à côté ? Une coutume moins vivace que naguère, il est vrai, mais qui a persisté çà et là avec plus ou moins de vigueur quand même on en a oublié l’origine.
La raison est purement pratique : plutôt que se lancer dans une expédition jusqu’à la ville pour acheter de quoi recouvrir la porte de grange ou les châssis de fenêtres, on se fournissait chez le charron. Celui-ci possédait un stock de peinture, et s’accommodait volontiers d’un paiement en nature. Le choix des coloris n’était pas énorme, et les goûts de l’artisan parfois discutables sans doute ; mais à cheval donné on ne regarde pas les dents, n’est-ce pas ? Et puisque personne ou presque n’agissait autrement…
LE FIL D’ARGENT
Il n’y a plus guère de charrons, de nos jours. Et les forges de village se sont éteintes l’une après l’autre. Tout au plus quelques « travails », sauvegardés au titre de petit patrimoine, subsistent-ils. Mais chevaux et « marihås » ne s’y côtoient plus de longue date, dans l’âcre odeur d’ongle brûlé, de graisses et de charbon.
Jules Bebronne est donc sans doute l’un des derniers en son genre, dont l’antre résonne encore de temps à autres aux airs de contreforges resserrant les molécules du fer pour dépanner ceux que le « tout à jeter » n’a pas encore gagnés : « Je rends service. Et quelquefois on m’amène un bel outil à rattraper – des firmins surtout – mais ça devient rare« .
Quant à savoir ce qu’il pense de la maréchalerie moderne : « Des bons, il y en a encore. Et quelques très bons. Mais il y en a beaucoup trop pour lesquels tout n’est plus qu’une question de rentabilité. Quand on voit tous les produits qui existent pour réparer les dégâts, ça veut bien dire qu’il y a de mauvais maréchaux, non ? »
Une lueur passe dans les yeux du Sorcier : le Fil, sans doute. Le Fil d’argent. Félix – Jules – Yannick, ici. D’autres, ailleurs. L’art et le savoir ont été transmis, il le sait. Et avec eux l’amour de « la belle ouvrage », qui sublime le travail. Une note s’est ajoutée au chant des marteaux sur l’enclume, Jules. La vôtre. Et, le regard dans le foyer, il me prend à penser que c’est sans doute tout ce qui compte: ajouter sa note, la plus pure possible. Mais ça aussi, vous le savez.
Ecrit par :Patrick Germain 28-01-2008